La Région administrative des Pays de la Loire organise jusqu’au 30 octobre un concours d’écriture sur le thème « Pays de la Loire en 2040 ». Pour nous, UDB Jeunes, il a semblé que ce concours était un moyen d’exprimer notre opposition à cette technostructure par l’écriture. Deux de nos camarades ont participé à ce concours. Nous livrons ici le texte de Marie Levrel. Précision: la date butoir du concours a été repoussée si bien que nos deux camarades ont du écrire leur prose en une semaine.
L’UDB Jeunes invite les militants favorables à la réunification de la Bretagne à participer à ce concours et à inventer la Loire-Atlantique de demain. Soit rêvée, soit cauchemardesque comme c’est le cas ici.
Regarde la cendre.
par Marie Levrel
Vingt cinq ans plus tard. Vingt cinq années après, la fumée reste la même.
Matin de brume sur les quais, les mains sèches, enfoncées dans la laine miteuse de mon caban, plus que jamais reléguée, j’avance. Sur un fil de pensées vertébrales, mes pieds, l’un après l’autre, trébuchent, et ma langue courte, explore, par survie, les cavités de mes dents creuses.
Bientôt les autres, en vue, là bas, funambules atomiques des restes du monde.
Sur les bords gris, sales de béton armé, mes camarades, fantomatiques, irréels de guenilles et de chiffons, mes camarades guettent la rivière. Ils sont entassés sur ses bords depuis si longtemps qu’ils sont tous peints de la même couleur, un jaune cadavre, tirant sur le violet dans les coins. Le vert triste de la rivière ne les reflète plus, ils sont les narcisses noyés d’un idéal perdu. Jusqu’à la mort qui se refuse à eux, qui ne viendra plus les prendre.
La rivière, cette identité morte, cette Erdre idyllique et perdue, que je sais, que je sens. Je la connais dans les relents de vase, de branches, d’ordures. Elle, qui, avec chagrin, balance de ses bras nus, les cadavres imaginaires de notre éternité.
Nous sommes devenues cette vigie éternellement humaine, ce phare transparent. J’en étais arrivée, contrainte sans doute, à en être fière. Personne n’aurait pu deviner et rien ne laissait entrevoir que les choses finiraient ainsi. Nous nous étions battus, et nous avions perdu. Et, pluriels mais insolubles, on nous avait plongé dans l’oubli. Certains étaient partis, nous, nous avions refusé d’abandonner. Et Il nous avait mis là.
Mais c’était après la grande catastrophe. Après que la terre ne se transforme en monstre. Il avait alors fermé les frontières. Il avait construit des murs, Il nous avait chassé. Quand les trois années étaient passées, et si nous n’étions pas partis, il nous gardait, sur la butte. Depuis nous guettions les morts, écumant la poudre d’os, séparant l’eau et le sang, sur l’Erdre, que mon enfance avait connu si joyeuse.
Je me demande encore souvent pourquoi je n’ai pas plié bagage. Quand je regarde mes mains gercées, mes lèvres dépouillées, mon crâne rasé à blanc pour éviter la vermine, vraiment, je me demande. J’aurais pu avoir des enfants. La grande vague de stérilisation avait commencé avec les premières rafles, quand on nous avait demandé de porter allégeance au drapeau.
Je me souviens encore de mes amis, ceux qui sont morts, ceux qui ne connaîtrons jamais nos combats bibliques, nos combats de charognards contre les mouettes. Des intellectuels. Morts, évidemment. Je les vois encore, riant, éternels d’une jeunesse qui ne tarira pas. Quand tout a été perdu, nous nous sommes accrochés aux branches de l’arbre déjà coupées. C’était notre unique moyen de rébellion, d’évasion, le bois brisé, la jambe coupée que l’on sent encore.
Quand les centrales s’étaient développées…
Quand les avions ont volé les nuages…
Quand les champs, les belettes, et les lapins avaient été remplacés par le tarmac….
Nous n’étions pas seuls, bien sur. Et le jour où l’avion est tombé sur les réacteurs de la Chapelle, nous avons pleuré.
Je ne veux plus y penser.
Bientôt, dans quelques minutes, j’irai boire avec eux, oui, je viens, quelques minutes encore, mais le souvenir prend toute la place.
Après la grande catastrophe, le pays entier avait été contaminé. La ville détruite. Nous nous étions regroupés devant le conseil régional, depuis la réforme de 2013, ils étaient tous là bas. Sur les bords de la Loire, nous étions abattus et terrifiés, hurlants, un immense cri vibrant, sans revendication, sans parole. Il y avait tout le monde, les dissidents, les écolos, les anarchistes, et nous. Et moi qui avais toujours cru en la démocratie: gouverne par le peuple et pour le peuple.
Je me souviens de la vague qui a soulevé la foule. Ma sœur me tenait le bras, elle me faisait mal. Nous n’arrivions toujours pas à y croire.
Les premières années, il fallait reconstruire. Le nouveau quartier s’était construit sur l’île de Nantes. Il y avait dix milles survivants, non contaminés. J’en faisais partie. Il régnait une ambiance de grande amitié, d’entraide, un société solidaire comme nous en rêvions. Mais cela n’a pas duré. La prise de contrôle a été insidieuse, et en dix ans, nous étions devenus les ennemis.
Le nouveau quartier a été bientôt recouvert d’affiches, immenses, sur les Pays de Loire. Nous n’avons d’abord pas osé en parler. Ce n’était pas le moment. Quand il a fallu prêter serment d’allégeance à la région sur le drapeau, nous n’avons pas osé sortir des rangs. Par décence. Il y avait eu tant de morts. Il était notre chef bien aimé, Il nous avait sauvé de la famine, de la misère, de la maladie. Le pouvoir, pourtant, rend fou. Il avait formé un conseil restreint, d’urgence, qui lui avait offert les pleins pouvoirs. Cet homme qui, les mémoires sont courtes, s’était battu pour les centrales et les avions.
Un matin, je me souviens, ils sont venus et ils nous ont capturé. Il fallait être unis et il fallait être « un » pour revivre, pour survivre. Mais on ne nous a pas autorisé, pas nous, trop malsains pour la Nouvelle République. Il fallait un ennemi et ce fut nous. On nous a réquisitionné sous contrôle militaire pour aller fouiller les ruines et déblayer les rues.
Certains se sont transformés, un tel taux de radiation ne pouvait laisser personne indemne. Et ces hommes transformés, les T., sont allés vivre dans les égouts et dans les ruines. Ils se reproduisaient vite, et ils sont devenus agressifs à partir de la troisième génération, sortant en plein jour, terrifiant le monde. Trop nombreux, trop cachés, ils nous ont bientôt contraints à de nouveaux modes de défense. À l’aube parfois j’en aperçois au loin, traînant entre leurs mains lépreuses, les cadavres calcinés par l’acide désinfectant que la Nouvelle République des Pays de la Loire répandait dans les sous-sols.
Depuis dix ans, les flammes se sont éteintes, et plus personne ne lève le poing. Nous avons intériorisé notre ostracisme, nous avons digéré et compris. Coupables d’avoir été contre, avant, il y a longtemps. Et plus par humanisme que par idéologie, nous avons accepté d’être l’ennemi commun sur lequel la région s’appuie pour respirer.
Les morts flottent sous mes yeux. Du canal Saint Félix et des abattoirs nous arrivent les corps dépiautés de tous ceux qui ont dit « non », de toutes les façons que ce soit.
Je suis plus près, maintenant, je vois les visages de mes amis. Je vois leurs yeux creux et déchirés de misères.
Mes camarades, frappés du sceau de l’infamie, de la famine.
Entre nous, nous sommes les zeks, les dénoncés, ceux dont les mots ont été frappés d’interdit.
Nous sommes les ruines d’un peuple disparu.
Nos langues sont coupées, nos notes étranglées, et notre identité coupable…
Notre identité bretonne…
Quelle ironie.