Jeunes de l'UDB. L’Union démocratique bretonne (UDB) est un parti de gauche, autonomiste et écologiste.

Sexologie et transidentités, une histoireoubliée (2)

Partie 2 : Rosa Winkel (1933-1945)

Yonatan Kren

Autodafé nazi du 10 mai 1933 à la Place de l’Opéra à Berlin, où des milliers de livres de la bibliothèque et des archives de l’Institut de sexologie ont été brûlés. Photographie de Georg Pahl. Berlin, Opernplatz, « Bücherverbrennung. Aktuelle-Bilder-Centrale », Georg Pahl (Image 102), coll. Archives Fédérales Allemandes.

Malgré un grand pas en avant vers l’émancipation sous la République de Weimar, la montée de la transphobie et des LGBTphobies en général, concomitantes à la montée du fascisme, fait presque disparaître le travail du sexologue juif allemand Magnus Hirschfeld. La chercheuse Joni Alizah Cohen soutient que « la toute première intrication de l’antisémitisme et de la transmisogynie nazie est apparue en réponse à l’émergence du mouvement de libération gay et trans ». L’historienne Florence Tamagne indique que « des coups de semonce montrent que les forces de réaction sont déjà très présentes [sous la République de Weimar] ». Hirschfeld subit la haine du parti nazi. Juif, homosexuel et proche des partis de gauche, il est perçu comme l’homme « qui effémine l’Allemagne ». On passe d’une révolution à la répression. Répression dont le symbole le plus connu est le triangle rose (ou Rosa Winkel), brodé sur les habits des personnes envoyées en camps de concentration par application du Paragraphe 175. Cela pouvait concerner les homosexuels, les bisexuels et les femmes transgenres.

Une partie de la gauche ignorante et une extrême droite préparée

À gauche, des partis exploitent le sujet de l’homosexualité de l’homophobe chef des Sections d’Assaut (S.A), Ernst Röhm contre le parti nazi. L’historienne F. Tamagne dit que plus tard, il y a « une espèce de confusion puisque ces partis de gauche, qui avaient pendant longtemps défendu la dépénalisation de l’homosexualité, vont, à partir de 1934, définir désormais l’homosexualité comme une perversion fasciste ». Une partie
de la gauche abandonne Hirschfeld, pourtant lui-même de gauche et détesté par Ernst Röhm.

Pourtant, le 6 mai 1933, peu après l’arrivée au pouvoir d’Hitler, des étudiants nazis et des membres de la SA saccagent et incendient l’Institut. Dora Richter, la première femme trans ayant subi une opération de « réattribution sexuelle » complète et réussie, serait morte suite à l’attaque. 14.000 ouvrages sont volés selon Hirschfeld. Plusieurs sont brûlés sur place, puis le 10 mai, dans ce qui a été le point d’orgue des autodafés. Les autodafés nazis de 1933 ont ciblé des livres considérés subversifs : des ouvrages écrits par des Juifs, des communistes, des socialistes, des anarchistes, des libéraux, des pacifistes mais aussi des sexologues par exemple. Hirschfeld était comme on l’a dit, à la fois Juif, sexologue homosexuel et proche de la gauche. Ses écrits étaient potentiellement triplement voire quadruplement subversifs dans la définition nazie. Le terme « mémoricide » ne fait pas consensus mais cette théorie a été avancée. Même si des LGBT+ ont pu croire que le nazisme ne s’en prendrait pas à iels, le premier mouvement homosexuel prend fin et laisse place à ce qu’on peut désigner comme la pire période de persécution contre la communauté LGBT. Et cette persécution était à la fois LGBTphobe et antisémite, comme
le démontre Joni Alizah Cohen. Plusieurs membres de l’Institut étaient juifs. Cela s’inscrit dans la liste des arguments absurdes utilisés pour prouver la théorie d’un complot organisé par les Juifs pour détruire la civilisation via le « transgenrisme » entre autre.

Un étudiant nazi et un homme en uniforme de SS empilant des livres lors du pillage de l’Institut de Sexologie le 6 mai 1933. Musée commémoratif de l’Holocauste des États-Unis.

Ainsi, tous les lieux LGBT connus sont fermés, incluant le plus emblématique, la boîte de nuit Eldorado. La parole est censurée, les revendications mises au placard. En 1935, le Paragraphe 175 est aggravé. L’Office central du Reich pour la lutte contre
l’homosexualité et l’avortement est créé en 1936. Les personnes trans sont pour plusieurs catégorisées commes « asociales » ou « homosexuels ». Et plusieurs d’entre elles portent le triangle rose, marquage utilisé pour désigner une personne considérée comme un homme homosexuel. Les membres de la communauté ont été parmi les victimes de l’idéologie fasciste qu’est le nazisme. Le nazisme a gagné en Allemagne. La
démocratie a perdu. C’en est fini de L’Eldorado. Place à l’enfer du triangle rose.

L’enfer des triangles

À noter que les femmes cisgenres lesbiennes étaient étaient relativement moins visées. Il est très difficile d’estimer le nombre de personnes trans persécutées sous le régime. Plusieurs théories du complot antisémites et transphobes apparaissent à l’époque, comme l’idée que les Juifs contrôleraient ce mouvement ou que les personnes trans seraient un danger pour les enfants.
On sait que la plupart des passeports « transexuels » qui avaient été délivrés par l’Institut de sexologie ont été révoqués. Les motifs d’arrestation pouvaient être : « indécence », « fornication non-naturelle ». On a l’exemple de Toni Simon, une femme transgenre allemande, qui a été arrêtée et emprisonnée. Dans le rapport de la Gestapo, l’officier écrit qu’elle est un danger pour la jeunesse. Et qu’elle devrait être envoyée en camp. Les sanctions
pouvaient être des détransitions forcées, des thérapies de conversion et l’envoi dans un camp de concentration. Dans ces camps, les hommes homosexuels et bisexuels, ainsi que les femmes trans pouvaient être forcés et forcées à porter le triangle rose. Les personnes trans étaient aussi catégorisées différement, comme « socialement inadaptés » (triangle noir).
S’ajoutaient des humiliations (déshabillages publics dans les camps…), voire des assassinats. L’historienne Laurie Marhoefer affirme que : « l’État nazi réservait les pires violences aux femmes trans ». La transmisogynie était forte. L’historien Waitman W. Beorn affirme que des personnes trans ont été victimes de l’Holocauste. Plusieurs scientifiques parlent de « génocide », mais ce n’est pas reconnu juridiquement.

Un obscurantisme qui a gagné contre la science

C’est donc à cette époque que se met en place un obscurantisme. Des recherches scientifiques sont volées voire détruites par les nazis. Et de nombreux chercheurs collaborent avec le régime. L’exemple du chirurgien Erwin Gohrbandt est parlant. Bien qu’il ait été parmi les premiers médecins à pratiquer des opérations de « réattribution sexuelle », il est devenu chercheur-assistant au Bureau Social du chef de la Jeunesse du Reich. Ensuite, il est devenu criminel de guerre.

L’obscurantisme imposé par les nazis a mené à la destruction de sources fondamentales sur les questions LGBT+ et notramment trans. Mais également à la destruction de tout un espoir pour la communauté toute entière. Cette catastrophe en Europe a été un coup fort contre elle. Les nazis ont voulu supprimer ce qui représentait pour eux les « déchets intellectuels du passé », comme l’indique la journaliste Pauline Petit.

Joni Alizah Cohen dit ceci : « L’Institut était considéré par les nazis comme une plaque tournante pour les intellectuels juifs marxistes et leurs plans funestes pour affaiblir la pureté de la biologie et de la culture de la race aryenne ». Pour aller plus loin dans la description de l’idélologie nazie, elle dit : « le nazisme considère également que le terrain fondamental de cette guerre est la biologie. Une grande angoisse est exprimée dans la pensée nazie et d’extrême-droite, qui est certes constamment liée à l’affaiblissement biologique de la race blanche, mais aussi de l’homme blanc et de son équilibre hormonal, de son niveau de testostérone. L’ontologie politique nazie considère la biologie comme l’un des terrains, sinon le plus important, du combat politique ».
Les théories d’Hirschfeld révulsaient les nazis. En juillet 1933, quelques semaines après la destruction de l’Institut, il est en exil à Paris. Interviewé par le magazine des Éditions Gallimard « Voilà », il décrit sa vision de la biologie, la sociologie et de la sexologie : « L’humanité n’est pas encore parvenue à découvrir une solution unique du problème sexuel qui puisse satisfaire à la fois la biologie et la sociologie. Seule une science objective est capable de le faire…. La question sexuelle est une partie de la question sociale, mais la question sociale est également une partie de la question sexuelle… ».
C’est donc une sorte de guerre contre la science que mènent les nazis, afin d’assurer la « pureté de la race aryenne ». Se servant de la biologie comme prétexte pour justifier des crimes.

Une du n°119 de l’hebdomadaire français Voilà, publlié par Gallimard (1er juillet 1933). Hirschfeld, est accompagné du Dr Tao Li, son compagnon et disciple de l’époque. Musée Nicéphore Niépce.

Alors que les livres de l’Institut ont pour la plupart disparu, des expérimentations anti-scientifiques ont été réalisées sur des personnes portant le triangle rose. Organisées par Henrich Himmler, ces expériences visaient à par exemple insérer des glandes hormonales artificielles dans le corps de prisonnières et prisonniers. Le but était de « guérir » l’homosexualité.
Pour conclure, cet obscurantisme n’a pas pris fin en 1945, puisque la communauté LGBT+ n’a pas été reconnue comme victime de la domination nazie. Les personnes LGBT+ ont été libérées, mais les gouvernements conservateurs européens ont continué les persécutions.
La dépénalisation de l’homosexualité n’a pas forcément mené à la dépénalisation du fait d’être une personne trans. Pourtant, bon nombre de personnes trans ont subi les mêmes sanctions.
Le triangle rose (tourné vers le bas) est tout autant un symbole de la persécution des homosexuels que des femmes trans ou d’hommes bisexuels. La version du triangle tourné vers le haut est devenue un symbole de revendications pour la communauté entière.
Le mythe de « l’homosexuel nazi » est à comparer avec l’idée complotiste que les personnes trans tenteraient d’imposer une idéologie anti-scientifique. Mais ce sont bien les nazis puis les gouvernements conservateurs qui, sous prétexte de pseudo-sciences, ont persécuté la communauté. Une vision pseudo-biologique est encore aujourd’hui diffusée dans le but d’interdire les soins d’affirmation de genre, sans que les défenseurs de cette vision soient forcément néo-nazis.

Prisonniers homosexuels du camp de concentration de Sachsenhausen, dans l’est de l’Allemagne, en  1938. CORBIS

Vocabulaire

Triangle rose : symbole utilisé par les nazis pour marquer les « homosexuels » (en théorie). Dans les faits, en plus d’homosexuels, ce symbole était utilisé contre d’autres personnes de la communauté.

Références

« Why We Need the Pink Triangle in the Era of “Don’t Say Gay”’, W. Jake Newsome. Dans Nursing Clio. 22 août 2022.
https://nursingclio.org/2022/08/16/why-we-need-the-pink-triangle-in-the-era-of-dont-say-gay/


« L’éradication des « abstractions talmudiques » : l’antisémitisme, la transmisogynie et le projet nazi« . Joni Alizah Cohen (anglais/original). Sophie Coudray (français- traduction). Blog Éditions Verso pour le colloque Historical Materialism. Novembre 2018

« Historians are learning more about how the Nazis targeted trans people », Laurie Marhoefer. Dans Conversation. 6 juin 2023.
https://theconversation.com/historians-are-learning-more-about-how-the-nazis-targeted-trans-people-205622


« Eldorado: Le cabaret honni des nazis », documentaire de Benjamin Cantu (réal.), Film Base Berlin (2023)


« Transgender People, the Nazi State, and the Holocaust » (Personnes transgenres, l’État nazi et l’Holocauste), entretien vidéo avec Laurie Marhoefer, Musée de l’Héritage Juif de New-York (5 juin 2023).
https://m.youtube.com/watch?v=T97cE5u5CmQ&pp=ygURbWFnbnVzIGhpcnNjaGZlbGQ%3D

« LGBTQIA+ L’histoire de l’Institut de sexologie détruit par les nazis », article de Pauline Petit, Radio France (12/06/2023)
https://www.radiofrance.fr/franceculture/l-histoire-de-l-institut-de-sexologie-detruit-par-les-nazis-6649775


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